Orientation diagnostique devant un strabisme de l’enfant :

1 / Introduction :

Le strabisme se définit comme une perte du parallélisme des axes visuels.

Il touche 5% des enfants.

Un strabisme intermittent est physiologique jusqu’à l’âge de 3-4 mois (date d’installation de la fusion binoculaire), tout strabisme permanent est pathologique quel que soit l’âge.

La prise en charge d’un strabisme de l’enfant a deux enjeux essentiels :

Eliminer une cause organique

Prévenir l’amblyopie fonctionnelle irréversible (baisse d’acuité visuelle en l’absence de lésion organique): principale complication du strabisme infantile (50% des cas)

2 / Physiopathologie :

Le strabisme associe la déviation des axes oculaires = composante motrice, à des anomalies sensorielles au niveau de l’œil dévié = amblyopie fonctionnelle et au niveau de la vision binoculaire (VB) par neutralisation et correspondance rétinienne anormale.

2-1 : Composante motrice :

L’action des muscles oculomoteurs est régie par la loi de Herring = l’influx nerveux est envoyé de façon égale aux muscles synergiques des deux yeux et par la loi de Sherington = quand un muscle se contracte, son antagoniste se relâche.

La synchronisation des mouvements oculaires permet à tout moment la formation de l’image d’un même objet sur les zones correspondantes adéquates des deux rétines.

Lorsqu’il existe un strabisme, l’œil dévié occupe, par rapport à l’autre œil (œil dominant, fixateur), une position anormale telle que son axe visuel ne passe plus par le point de fixation.

Dans 90% des cas chez l’enfant, il s’agit d’un strabisme convergent : ésotropie = Et.

La plupart du temps on retrouve une hypermétropie importante (> 2 dioptries). L’enfant peut corriger facilement une hypermétropie modéré (< 2 dioptries) par accommodation du cristallin. C’est la triade myosis-accomodation-convergence qui intervient normalement pour la vision de près. Quand l’hypermétropie est importante, l’accommodation l’est aussi et cela entraîne une convergence excessive = strabisme convergent, de près et de loin. Cette convergence excessive peut être momentané ou permanente avec le risque de devenir définitive.

Un seul œil peut être dévié laissant l’œil dominant fixé ou les deux yeux peuvent alternativement être dévié, étant à tour de rôle fixateur.

Dans 10% des cas, il est divergent : exotropie = Xt.

2-2 : Composante sensorielle :

En l’absence de déviation oculaire, l’image d’un objet se projette sur les deux yeux en des points rétiniens correspondants permettant, à partir de la fusion des images de chaque œil, une perception unique. C’est la correspondance sensorielle.

Si il y’a une déviation oculaire les points rétiniens ne sont plus correspondant et on parle alors de correspondance rétinienne anormale.

La vision binoculaire est acquise vers l’âge de 3-4 mois et se développe jusqu’à l’âge de 5-6 ans.

2-2-1 : Neutralisation :

En cas de défaut du parallélisme des yeux, le cortex reçoit deux images d’un objet transmises par des points rétiniens qui n’ont pas la même direction visuelle et qui ne sont pas correspondants.

L’image d’un même objet est vue double : c’est la diplopie.

Par ailleurs, deux images venues de deux objets différents arrivent sur deux points rétiniens correspondants : il en résulte une confusion.

Pour supprimer la diplopie et la confusion, le cerveau neutralise = phénomène de suppression. Il oublie l’image de l’œil dévié créant un scotome de neutralisation. Ce mécanisme se met très rapidement en place chez l’enfant et lui permet de ne pas avoir de diplopie. La non-utilisation des informations de l’œil dévié risque d’entraîner une amblyopie.

2-3 : L’amblyopie :

Un œil amblyope est un œil dont l’acuité visuelle est basse en raison en partie d’une neutralisation du cerveau. Si le cerveau ne reçoit pas correctement les informations d’un œil pour des raisons fonctionnelles ou organiques, il ne développe pas bien la zone dédié au traitement des informations de cet œil. Au delà de 6 ans, même si l’on corrige ces anomalies fonctionnelles (strabisme par exemple) ou organiques (cataracte congénitale par exemple), les séquelles cérébrales sont irréversibles et l’acuité visuelle reste basse. C’est pour cette raison qu’il est impératif de détecter une amblyopie le plus tôt possible afin de corriger les anomalies et espérer que le cerveau redéveloppera la capacité visuelle de l’œil initialement amblyope. Au delà de 5 à 6 ans le cerveau n’a plus cette capacité de rééducation et les anomalies sont figées.

3 / Diagnostic positif :

Le dépistage du strabisme doit être très précoce car l’amblyopie devient irréversible après 6 ans.

Les examens recommandés (à 9 mois et à 24 mois) peuvent être pratiqués par le pédiatre ou le médecin généraliste. Une consultation d’ophtalmologie est nécessaire en cas de prématurité, d’antécédent familial de strabisme ou d’amétropie, d’anomalie à l’inspection ou de troubles du comportement.

3-1 : Interrogatoire :

Il recherchera plus spécifiquement :

  • Des antécédents familiaux de strabisme et de pathologies oculaires congénitales
  • La date du début des signes (demander des photographies anciennes de l’enfant)
  • Les circonstances d’apparition : brutale, insidieuse, suite à une maladie, ou un traumatisme
  • Caractéristique du strabisme : œil dévié : toujours le même (strabisme unilatéral) ou alternance
  • Côté de la déviation et rythme (permanent ou intermittent)
  • Symptômes associés oculaires (leucocorie, ptosis, douleur) ou généraux (fièvre, trouble de la conscience, nausées, vomissement, céphalées)

3-2 : Inspection :

Attitude vicieuse de la tête, torticolis

Configuration des fentes palpébrales : on recherche un épicanthus qui peut faire croire à un strabisme convergent.

Anomalie pupillaire : leucocorie (pupille blanche), anisocorie (asymétrie de taille)

Anomalie irienne : colobome

Fig 1 : Leucocorie œil gauche

3-3 : Examen clinique :

Il doit être complet et bilatéral :

  • Précise l’acuité visuelle, recherche une amblyopie.
  • Détermine le type de strabisme et l’état sensoriel
  • Elimine une cause organique.

3-3-1 : Mesure de l’acuité visuelle :

Elle est évaluée de loin et de près pour chaque œil et doit être adaptée à l’âge de l’enfant.

Rechercher une amblyopie en détectant une différence d’acuité visuelle entre les deux yeux.

De 3 à 18 mois :

L’étude du comportement est primordiale. Un nourrisson suit un objet qui attire son attention (lumière, jouet…).

Test de l’occlusion : réaction de défense à l’occlusion de l’œil sain. On cache successivement un œil puis l’autre. Quand on cache l’œil sain, l’enfant essaye de retirer le cache.

Technique du regard préférentiel par les cartons de Teller : un côté rayé noir, un côté blanc uniforme. Si la fixation est correcte, l’enfant est attiré préférentiellement par le côté rayé.

Fixation maculaire d’un point lumineux. Un œil amblyope a une fixation excentrique

De 18 mois à 5 ans :

Etude du comportement.

Utilisation des dessins de Rossano ou Pigassou.

A partir de 6 ans :

Echelles de Monnoyer et de Parinaud comme pour l’adulte.

3-3-2 : Réfraction sous cycloplégique :

La cycloplégie est systématique chez les enfants de plus de 1 an, réalisée en fonction du contexte chez les enfants de 9 mois et rarement avant 9 mois.

L’instillation de collyre cycloplégique (Skiacol® après 1 an ou Atropine® 0,3% jusqu’à 3ans, 0,5% jusqu’à 5ans, 1% après 5 ans) paralyse l’accommodation et permet un réfraction objective fiable pour aider au diagnostic et à la prescription d’une correction optique optimale.

3-3-3 : Mise en évidence et quantification du strabisme :

Test de Hirschberg : une source lumineuse ponctuelle est dirigée vers les pupilles. L’examinateur apprécie le reflet cornéen qui doit être centré sur la pupille de chaque œil.

Un reflet projeté en temporal témoigne d’une ésophorie.

Un reflet projeté en nasal témoigne d’une exophorie.

Ce test permet de mesurer l’angle de déviation : reflet sur le bord pupillaire 10°, entre le bord pupillaire et le limbe 20°, reflet au limbe 45°.

Test de l’écran unilatéral : il révèle si les 2 yeux sont vraiment parallèles, même au repos, ou si c’est l’effort de fusion provoqué par la fixation d’un objet qui les aligne. Il permet de détecter un microstrabisme.

L’examinateur cache alternativement un œil puis l’autre et observe tout mouvement de re-fixation de l’œil controlatéral (œil non caché) ainsi que le sens de re-fixation.

Un mouvement d’adduction après ablation du cache témoigne d’un œil en exotropie sous le cache, un mouvement d’abduction témoigne d’un œil en esotropie sous le cache.

Test de l’écran alterné : le patient fixe un point, un cache est placé devant l’œil non dévié.

L’œil dévié ne prend pas la fixation : amblyopie profonde

L’œil dévié prend la fixation : pas d’amblyopie ou légère

Puis le cache est retiré :

L’œil initialement fixateur reprend la fixation, il n’y a pas d’alternance, c’est un strabisme unilatéral

L’œil initialement dévié garde la fixation, on parle de strabisme alternant. (amblyopie rare dans cette forme de strabisme)

Les prismes permettent d’obtenir une mesure objective de l’angle de déviation de près (30 cm) et de loin (5 m). Les prismes dévient le rayon lumineux vers leur base. La pointe du prisme sera dirigée dans le sens de la déviation. Des prismes de puissance croissante sont placés devant l’œil dévié de la même façon que pour un test à l’écran unilatéral. L’angle de déviation est défini par la puissance du prisme qui assure une correction complète : aucun mouvement de re-fixation de l’œil dévié lorsque l’œil fixateur est caché.

Le synoptophore permet une mesure objective de l’angle de déviation et une analyse de la correspondance rétinienne.

La motilité des deux yeux dans les 9 directions du regard analyse la fonction des muscles.

Elle sera étudiée en monoculaire (duction), puis en binoculaire (version), de loin et de près.

3-3-4 : Etat sensoriel, étude de la vision binoculaire :

Le test de Bagolini :

Des verres striés sont placés devant les yeux du patient de sorte à diffuser des bandes lumineuses formant une croix diagonale quand la vision binoculaire est normale. Si le patient ne décrit qu’une seule bande diagonale, il existe une suppression de l’image controlatérale.

Le test de Worth :

Le patient porte un verre rouge à droite et vert à gauche. Il regarde une boîte avec une lumière rouge, 2 lumières vertes et une blanche. En cas de fusion normale ou de correspondance rétinienne anormale, le patient voit les quatre lumières. En cas de suppression gauche, il voit 2 points rouges. En cas de suppression droite, il voit 3 points verts.

Le test de Wirt :

Cet examen étudie la vision stéréoscopique. Le sujet regarde des images polarisées au travers de verres polarisés. Il ne les perçoit en relief qu’en cas de vision binoculaire.

3-3-5 : Eliminer une organicité :

Toute pathologie oculaire entraînant une baisse d’acuité visuelle peut donner un strabisme par déviation de l’œil pathologique. La présence d’une leucocorie (pupille blanche) doit faire pratiquer un bilan ophtalmologique complet.

On recherchera aussi :

Un ptosis congénital unilatéral masquant l’aire pupillaire

Une anomalie du segment antérieur : glaucome congénital, cataracte congénitale

Une anomalie du segment postérieur : tumeur (rétinoblastome), malformation (colobome), rétinite infectieuse (rubéole, toxoplasmose), décollement de rétine, persistance du vitré primitif.

4 / Examens complémentaires :

L’imagerie cérébrale (IRM ou TDM) est nécessaire devant :

  • tout strabisme d’apparition brutale
  • tout strabisme divergent chez un enfant de moins de 1 an
  • tout signe d’hypertension intra-crânienne, ou signe neurologique associé

Une échographie oculaire en mode B est parfois nécessaire si le fond d’œil n’est pas visualisable à l’examen.

Un examen clinique sous anesthésie générale si on retrouve une anomalie à l’examen clinique ou si on a un doute.

5 / Formes cliniques :

5-1 : Strabismes convergents :

L’amétropie le plus souvent en cause est l’hypermétropie.

5-1-1 : Strabismes congénitaux ou précoces :

Apparition dans les premiers mois de vie : naissance à 6 mois

Déviation horizontale avec angle important

Absence de vision binoculaire : correspondance rétinienne anormale dans tous les cas

Avant 8 mois : alternance visuelle, après 8 mois : dominance oculaire et amblyopie

Fig 2 : Strabisme convergent précoce

5-1-2 : Strabismes « essentiels » de la petite enfance :

Apparition avant 3 ans

Progressif après une phase d’intermittence

Vision binoculaire se dégrade rapidement : neutralisation

État sensoriel : correspondance rétinienne anormale

5-1-3 : Strabismes tardifs normosensoriels :

Apparition après 3-4 ans

La survenue tardive évite les dégradations de l’état sensoriel: vision binoculaire normale, pas de correspondance rétinienne anormale

Diplopie au début (fermeture d’un œil) puis neutralisation

Amblyopie en l’absence de traitement

5-1-4 : Strabismes accommodatifs :

Apparition vers 2-3 ans

Trouble de la régulation de la synergie accommodation-convergence

Déclenché par l’hypermétropie

Avec la correction optique: vision binoculaire normale

Fig 3 : Strabisme convergent accomodatif

5-1-5 : Microstrabismes :

Diagnostic souvent tardif (4-6 ans) car pas de trouble esthétique : amblyopie relative déjà installée. Penser à la rechercher.

Angle de déviation <5° avec correspondance rétinienne anormale

5-1-6 : Strabismes convergents acquis ou secondaires :

Chirurgie sur-correctrice sur exotropie

Sensorielle: baisse d’acuité visuelle unilatérale qui empêche une fusion normale

Paralysie oculomotrice : nerf abducens (VI)

5-2 : Strabismes divergents :

Moins fréquents que les strabismes convergents.

5-2-1 : Strabismes divergents congénitaux :

Apparition dès les premiers jours de vie

Le plus souvent enfant prématuré ou troubles néonataux

Angle de déviation important, correspondance rétinienne anormale

5-2-2 : Strabismes divergents intermittents essentiels :

Apparition après 1 an

Étiologie inconnue

Toujours intermittent, amblyopie exceptionnelle

5-2-3 : Strabismes divergents de cause accommodative :

Apparaît vers 2-3 ans

Syndrome pré-myopique

Fig 4 : Strabismes divergents accommodatif

5-2-4 : Strabismes divergents secondaires :

Chirurgie sur-correctrice sur ésotropie

Sensoriel : traumatisme ou aphakie unilatérale (plutôt chez l’adulte car perte de la VB chez l’enfant entraîne plus souvent une convergence)

Paralysie oculo-motrice

6 / Traitement :

Il est effectué en collaboration avec les parents, l’orthoptiste et l’ophtalmologiste.

6-1 : Dépistage précoce :

Afin de limiter l’amblyopie et d’espérer un bon développement visuel de l’œil strabique

6-2 : Correction optique totale +++ :

Elle est prescrite après réalisation d’une réfraction objective sous cycloplégique.

6-3 : Rééducation de l’amblyopie :

Elle consiste en une pénalisation de l’œil fixateur afin d’induire une utilisation forcée de l’œil strabique. Elle est adaptée à l’âge de l’enfant et à la sévérité de l’amblyopie.

Une occlusion totale de l’œil fixateur jour et nuit est indiquée en cas d’amblyopie sévère. La récupération commence par la vision de près puis celle de loin. L’occlusion est ensuite adaptée à la récupération visuelle en évitant d’entraîner une baisse d’acuité sur l’œil dominant (bascule).

Fig 5 : Occlusion d l’œil droit par Opticlud®

Une occlusion alternée des 2 yeux est indiquée pour les amblyopies modérées afin d’éviter toute bascule de l’amblyopie vers l’œil dominant.

Toujours tenter la rééducation même sur les amblyopies organiques car la part fonctionnelle est parfois importante.

Risque : amblyopie à bascule (surveillance).

But : obtenir l’iso acuité.

Méthodes :

occlusion de l’œil fixateur par cache directement sur la peau

ou collyre dilatateur dans l’œil fixateur: AtropineÆ

6-4 : Traitement chirurgical :

Il sera proposé seulement après avoir essayer d’obtenir l’iso acuité.

Il n’intervient pas avant l’âge de 3 ans.

Le but est d’aligner les axes visuels en modifiant l’insertion des muscles oculo-moteurs sur le globe : affaiblissement (recul musculaire) ou renforçement (résection ou plicature musculaire).

Il doit être réalisé rapidement dans les strabismes aigus normosensoriels.

6-5 : Cas particuliers :

Microstrabisme (correspondance rétinienne anormale) : pas de rééducation orthoptique, seulement correction optique totale.

Strabisme alternant spontanément : pas d’amblyopie, pas d’occlusion, seulement correction optique et surveillance

Strabisme accommodatif pur : la correction optique suffit à le corriger. Prévenir de la possibilité d’apparition d’une divergence lors du port des lunettes initialement.

7 / Surveillance :

Elle sera régulière et rapprochée jusqu’à l’âge de 7 ans pour la prise en charge de l’amblyopie (apparition d’une amblyopie, bascule vers l’œil dominant).

Elle sera ensuite annuelle et à vie pour la correction optique.